Satish Kumar : réconcilier la terre, l’âme et la société.

Rencontre avec un activiste charismatique qui réconcilie la terre, l’âme et la société.

Satish Kumar a été élevé en Inde. Moine Jaïnisme à l’adolescence, fondateur du Schumacher College Angleterre, il milite pour une écologie spirituelle.

Satish Kumar est un homme étonnant

Enjoué et doux, drôlement tonique malgré ses 82 ans. Initié enfant à la spiritualité jaïn et engagé dans les mouvements de paix des années 1960. Philosophe, activiste écologique et entraîneur spirituel – comme on dit entraîneur sportif. Et aussi fondateur du Schumacher College, en 1990, dans le sud de l’Angleterre, près de Totnes – l’une des capitales du mouvement des villes en transition et foyer de la campagne écolo radicale, Extinction Rebellion. Dans cette école pour adultes, baignée d’une beauté frugale, on apprend à cultiver les quelques hectares qui l’entourent selon les principes agroécologiques, on s’initie aux modèles économiques alternatifs et on commence la journée de travail par une séance de méditation collective. C’est là que nous avons rencontré Satish Kumar alors que son livre, Pour une écologie spirituelle, connaît un joli succès en France.

MF– À l’âge de 9 ans, en Inde, vous quittez votre famille pour devenir un moine jaïn. N’est-ce pas extraordinairement précoce comme décision ?

Satish Kumar – Non, car selon la tradition indienne, un enfant n’est pas un adulte sous-développé, comme on a tendance à le croire en Occident, mais il a une claire compréhension de ce dont il a besoin. J’ai perdu mon père à 4 ans. Pourquoi ne marchait-il plus, ne parlait-il plus avec moi ? Ma mère m’a expliqué un jour que mon père n’était plus à mes côtés car il était mort, qu’elle aussi mourrait un jour, tout comme moi. C’était une pensée que je ne pouvais accepter. Un moine jaïn que j’interrogeais m’a répondu qu’il était possible d’échapper au cycle de la vie et de la mort en renonçant au monde. Alors, contre l’avis de ma mère et de mes frères, j’ai prononcé mes vœux et j’ai rejoint un monastère jaïn.

Qu’y avez-vous appris ?

J’ai été initié aux deux préceptes d’une existence en marche vers son accomplissement. La non-violence, d’abord, est le principe de vie suprême. Ne fais pas le mal, ni à un autre, ni à la nature, ni d’abord à toi-même. C’est une sorte d’amour, prends soin du monde extérieur et de ton monde intérieur. Et le deuxième grand principe spirituel est celui du non-attachement. Je suis en relation avec les êtres et les choses, mais je ne m’en approprie aucune. Je ne suis pas un être englué. La chaise sur laquelle je suis assis est une bonne chaise, j’aime cette chaise, je la remercie. Mais, pour autant, je n’affirme pas qu’elle est à moi et que personne ne peut la prendre. Quand je veux m’en aller, je la quitte. L’attachement est un fardeau qui ne t’apporte que malheur : «ma» femme, «ma» maison, «ma» mère, «mon» argent, «mon» job, «moi, moi, moo» ! Or même le moi ne m’appartient pas. Il est tissé de non-moi : de ces cinq éléments universels, selon la tradition jaïn, que sont la terre, l’eau, l’air, le feu et la conscience. Si j’oublie cela, je me condamne à vivre dans la séparation d’avec la nature, d’avec les autres et finalement d’avec moi.

Et pourtant vous allez rompre vos vœux…?

J’avais 18 ans lorsqu’un ami m’a transmis en secret l’autobiographie de Gandhi. Lui aussi prônait la non-violence et le non-attachement, mais à la différence du jaïnisme, il affirmait que ces principes devaient s’exercer dans le monde, et non pas hors du monde : en faisant de la politique, en participant à la vie économique, en s’investissant dans l’éducation. Cette lecture a eu sur moi l’effet d’une révolution spirituelle. Une nuit, alors que tout le monde dormait, je me suis enfui du monastère. Et j’ai rejoint un ashram gandhien. L’idée que nous sommes tissés de nature nous est devenue étrangère : les Occidentaux se vivent comme en exception de la nature…

Un grand virage a eu lieu en Europe au XVIIe siècle, comme en témoigne la pensée dualiste de Descartes.

Nous sommes séparés de la nature, énonce-t-il : nous pouvons en être comme les maîtres et possesseurs. Nous pouvons l’exploiter. Or la nature n’est pas une ressource pour l’économie ! Elle est une ressource pour la vie. Qu’est-ce que la nature ? C’est ce qui naît : ce qui est natal, natif, à naître, nous confirme l’étymologie. L’humain naît, il grandit, s’épanouit, change, il est donc nature. Bien sûr, chaque être naturel a sa forme, sa manifestation, sa fonction propre. Si j’ai faim, je vais voir un pommier. Si je veux parler, je vais voir un humain. Mais la diversité n’est pas séparation : nous procédons tous d’une réalité unique qu’est la nature. Voilà pourquoi nous devons agir sans violence ni attachement envers elle, afin de la laisser être.

Le premier enseignant invité au Schumacher College, en 1990, était le célèbre climatologue anglais James Lovelock, pour qui la Terre est un être vivant…

L’hypothèse Gaïa, de James Lovelock, énonce que l’ensemble du vivant sur la Terre forme un superorganisme qui s’autorégule harmonieusement. Si l’on accepte cette idée, nous devons sortir d’une vision mécaniste où chaque cause aura un effet déterminé. Il y a des effets de feedback et de boucle : une interdépendance constante, comme on s’en rend compte aujourd’hui avec le désordre climatique. Cette vision scientifique de Lovelock doit être complétée par la vision éthique d’Arne Naess, philosophe norvégien et fondateur de la deep ecology (écologie profonde), qui lui aussi est venu enseigner ici. Les plantes, les animaux, les rivières et les montagnes ont un droit intrinsèque à vivre. Il n’y a pas un sujet «homme» et un objet «nature». Il n’y a que des sujets ! Et tous dépendent les uns des autres. L’homme est à la fois l’observateur et l’observé. Avec Lovelock et Naess, nous commençons à nous approcher d’une science, que j’appelle de mes vœux, qui ne serait pas séparée de la spiritualité.

Et vous proposez à cette fin de cultiver un nouvel équilibre entre «la Terre, l’âme, la société»?

J’étais en quête d’une trinité capable d’incarner notre nouvelle histoire : un paradigme neuf dont nous avons besoin pour penser les défis qui nous attendent. Car avec la Trinité chrétienne – Père, Fils et Saint-Esprit -, on oublie la mère, la fille et la Sainte Matière. La trinité française «Liberté, Égalité, Fraternité» est magnifique, mais ne vise que l’homme et oublie la nature. Quant à la trinité new age du «Mind, Body, Spirit» (l’intellect, le corps, l’esprit), elle néglige la société. D’où ma proposition : «la Terre, l’âme, la société» (Soil, Soul, Society). J’entends certains dire : «Je m’engage pour l’écologie.» D’autres : «L’urgence, c’est le combat pour la justice sociale.» D’autres encore : «Je médite car seul l’éveil spirituel compte.» Ça ne peut pas marcher ! Comme nous l’enseignons au Schumacher College, nous devons faire les trois à la fois : prendre soin de la Terre, c’est prendre soin de son âme ; prendre soin de son âme, c’est se donner les moyens de s’engager de manière juste en politique, et ainsi de militer en retour pour une société favorisant la vie de l’âme et la préservation de la nature. Car le changement ne viendra pas du sommet – dirigeants politiques ou multinationales -, mais de la base : d’une prise de conscience des gens ordinaires.

L’idée d’une «âme» est difficile à appréhender pour un esprit athée et moderne. Ce n’est pas un mot que nous employons volontiers. Comment la définissez-vous ?

L’âme est la graine : le potentiel que chacun porte en lui. Elle est comme le gland pour le chêne. Notre intelligence, notre imagination, nos engagements sont comme les branches de l’arbre dont la graine est l’âme. Et de la même manière qu’un arbre a besoin d’un sol généreux pour s’élever, nous nous épanouissons grâce aux relations de respect, d’amour, d’entraide, que nous tissons avec les autres êtres vivants.

Et il n’y a pas de mauvaise graine ?

Bien sûr que non ! L’idée d’un péché originel est tout simplement fausse. On ne la trouve pas, d’ailleurs, dans la parole du Christ. Elle vient plus tard, avec Augustin notamment. Mais l’univers est bienveillant : contrairement à la théologie chrétienne, qui continue d’imprégner les mœurs occidentales, je suis convaincu que nous jouissons d’une bénédiction originelle. La «révolution de l’amour», comme on disait du temps de ma jeunesse, doit commencer par un acte de paix envers soi-même.

Face à l’urgence écologique, nous n’entendons pas beaucoup de mots d’amour. Les activistes misent plutôt sur la peur…?

C’est une erreur. Si vous êtes motivé par la peur, vous ne connaîtrez que désillusion. J’admire Greta Thunberg mais je l’ai mise en garde : si tu agis par peur, tu seras forcément déçue par le résultat de ton action. Cela ne se passe jamais comme on veut. Alors que si nous agissons par amour, chacune de nos actions, même la plus quotidienne, est un accomplissement, une joie, elle se suffit à elle-même. Agissons en confiance. Nous réussissons ? C’est un cadeau de l’univers ! Nous ne réussissons pas ? Cela valait malgré tout la peine d’être fait.

Il s’agit donc d’agir, mais sans s’attacher au résultat ?

Je reste convaincu que nous pouvons aller vers une société meilleure. Mais ça ne peut pas être un objectif mesurable, planifiable, maîtrisable. C’est un voyage : un pas après l’autre, une action après l’autre. Attentif à ce qui, imprévu, émerge et nous appelle.

(Note : ce texte m’a été envoyé aussi je ne sais pas qui en est l’auteur. S’il se reconnait, merci de me contacter pour que je puisse mettre le crédit de l’auteur à ce texte).