Le hurlement muet du chat dans la solitude de Paris

On m’a déconseillé de le prendre, non pas parce qu’il était méchant, mais parce que son hurlement muet avait rendu fous ses trois précédents propriétaires.

La bénévole du refuge, situé en banlieue parisienne, me regarda avec une hésitation palpable. — Ses cordes vocales ont été sectionnées, murmura-t-elle en caressant la grille. Probablement l’œuvre d’un éleveur peu scrupuleux avant de l’abandonner. Quand il essaie de miauler, les gens prennent peur. Ils disent qu’on dirait… un spectre en souffrance.

Je fixai le chat. Un Chartreux croisé, au pelage gris cendré, maigre, avec des yeux d’un ambre perçant. À cet instant précis, il ouvrit la gueule. Il l’ouvrit si grand que je vis sa gorge rosée, les muscles de son cou se tendirent violemment, ses oreilles se rabattirent en arrière. C’était l’image vivante d’un hurlement déchirant, d’un cri de terreur pure. Mais rien ne sortit. Pas un souffle. Juste un silence absolu, lourd, presque palpable.

J’ai senti un frisson, mais aussi une connexion immédiate. Moi, Antoine, écrivain public vivant dans la solitude d’un vieil immeuble haussmannien du 11ème arrondissement, je ne comprenais que trop bien ce que c’était que de vouloir crier sans que personne ne vous entende.

— Je le prends, dis-je. Il s’appellera « Ombre ».

L’adaptation dans mon appartement fut déroutante. Vous connaissez ces vieux immeubles parisiens : le parquet point de Hongrie qui craque au moindre pas, les murs fins comme du papier à cigarette, et cette cour intérieure qui amplifie le moindre bruit. Si un voisin éternue au premier, on lui dit « à tes souhaits » au cinquième.

Ombre portait bien son nom. Il se déplaçait sans un bruit. Mais il avait une habitude qui me glaçait le sang. La nuit, il s’asseyait face au mur nu du salon et poussait son « cri silencieux ». Il ouvrait la bouche avec désespoir, tremblant, fixant le vide. Que voyait-il ? Les fantômes de son passé ?

La situation se compliqua le quatrième soir. Il était deux heures du matin. Bang, bang, bang. Des coups sourds venant du sol. — Faites taire ce maudit chat ! hurla une voix étouffée depuis l’étage du dessous. Il m’empêche de dormir avec ses hurlements !

Je restai pétrifié. Ombre dormait à mes pieds, dans un silence monacal. La voisine du dessous était Madame Lefebvre, une veuve très digne, toujours tirée à quatre épingles, le genre de dame qui vous vouvoie depuis vingt ans. Je ne l’avais jamais entendue hausser le ton.

La nuit suivante, le scénario se répéta. Ombre était dans la cuisine avec moi. Soudain, les coups de balai contre mon plancher. — Ça suffit ! C’est un démon ! cria Madame Lefebvre. J’appellerai le syndic si ça continue !

Je descendis sonner chez elle. Elle entrouvrit la porte, laissant la chaînette de sécurité. Ses yeux étaient cernés, ses cheveux gris en désordre. L’odeur de naphtaline et de renfermé s’échappa de l’appartement. — Madame Lefebvre, c’est Antoine. Mon chat est muet. Physiquement muet. Il est impossible que vous l’entendiez. — Ne me mentez pas ! siffle-t-elle avec une colère qui me surprit. Je l’entends hurler de douleur ! Il crie comme s’il mourait de solitude !

Elle claqua la porte. Je remontai, confus. Début d’Alzheimer ? Ou autre chose ? À Paris, la solitude tue plus sûrement que le froid. Peut-être que son propre esprit projetait des bruits sur ce silence oppressant.

Mais Ombre commença à agir bizarrement. Il ne me regardait plus. Il passait des heures allongé sur le parquet du salon, exactement au-dessus de la chambre de Madame Lefebvre. Il collait son oreille contre le bois et, de temps en temps, il ouvrait la gueule dans ce cri muet, frénétique, les yeux embués.

Je commençai à échafauder des théories. Et si Ombre ne criait pas, mais répondait ? On dit que les animaux perçoivent des vibrations qui nous échappent.

Le point de rupture arriva une nuit de novembre. Une tempête s’abattait sur la capitale, la pluie fouettait les zincs des toits. Le vent s’engouffrait dans la cour intérieure en sifflant. Je lisais quand Ombre sauta sur mes genoux. Il ne le faisait jamais. Il planta ses griffes, me fixa droit dans les yeux et « hurla ».

Ce fut l’expression la plus terrifiante que j’aie jamais vue sur un animal. Il descendit, courut vers la porte d’entrée et commença à gratter le bois jusqu’à s’en faire saigner les coussinets. Il se retournait, me « criait » dessus en silence, et recommençait à gratter.

Je compris. Il ne voulait pas sortir. Il voulait que je sorte. J’ouvris la porte et Ombre dévala l’escalier en colimaçon. Il s’arrêta net devant la porte de Madame Lefebvre. Je m’attendais à entendre la télévision ou ses plaintes habituelles. Mais il n’y avait rien. Un silence dense, différent de celui de mon chat.

Ombre se colla à la porte de la voisine et commença à taper avec sa tête contre le bois. Je collai mon oreille à la porte. D’abord, rien. Puis, entre deux coups de tonnerre, un son infime. Un gémissement. — Madame Lefebvre ? appelai-je. — Aidez-moi… la voix n’était qu’un souffle.

J’appelai immédiatement les pompiers (le 18). Ils arrivèrent en moins de dix minutes, leur professionnalisme habituel contrastant avec ma panique.

Ils durent forcer la porte blindée. Ils trouvèrent Madame Lefebvre gisant dans le couloir. Elle avait fait un malaise vagal et s’était brisé le col du fémur en tombant. Elle ne pouvait pas bouger, le téléphone était hors de portée. Elle avait crié à l’aide jusqu’à l’extinction de voix, seule, dans le noir, tandis que l’orage couvrait ses suppliques pour le reste du monde. Pour tous, sauf pour Ombre.

Deux semaines plus tard, j’allai rendre visite à Madame Lefebvre à l’hôpital du quartier. J’avais caché Ombre dans mon sac de sport, bravant le règlement. Madame Lefebvre était assise dans son fauteuil, le visage pâle mais apaisé. Quand elle vit le chat, ses yeux s’embuèrent. Ombre sortit du sac et, avec une délicatesse infinie, sauta sur le lit pour se lover contre sa jambe plâtrée.

— Pardonnez-moi, Antoine, dit-elle en caressant le pelage gris. Je vous ai menti. Je la regardai, surpris. — Je savais que ce chat ne faisait pas de bruit, avoua-t-elle d’une voix tremblante. Ces nuits-là… je n’entendais pas de miaulements. J’entendais le silence. Mon appartement était si calme que j’avais l’impression d’être déjà morte. Je tapais au plafond pour provoquer une réaction, pour que vous descendiez, pour voir un visage humain. J’ai inventé l’histoire du chat parce que… parce que j’avais trop honte de dire que j’avais peur du vide.

J’avalai ma salive, la gorge serrée. C’était le mal du siècle parisien : être entouré de deux millions d’âmes et n’avoir personne à qui parler.

— Mais cette nuit-là… continua-t-elle, quand je suis tombée et que ma voix s’est éteinte, j’ai senti quelque chose. J’ai senti des petites pattes marcher sur mon plafond, juste au-dessus de ma tête. J’ai senti une vibration, une présence. Et j’ai su qu’il m’écoutait. J’ai su qu’il criait pour moi.

Je regardai Ombre. Il ronronnait. Enfin, il ne faisait pas le bruit du ronronnement, mais son petit corps vibrait contre la main parcheminée de la vieille dame. Dans cette ville où l’on vit empilés les uns sur les autres, il avait fallu un chat sans voix pour nous apprendre à nous écouter. Madame Lefebvre avait besoin de présence, et Ombre avait besoin de quelqu’un qui comprenne son langage de vibrations et de regards.

Depuis le retour de Madame Lefebvre, la dynamique de l’immeuble a changé. Ombre passe ses après-midis à l’étage du dessous ; je lui laisse la clé. Parfois, je descends prendre une tisane avec eux. Il n’y a plus de coups de balai. Maintenant, quand le silence tombe sur l’immeuble, ce n’est plus un vide effrayant. C’est un silence habité, apaisé.

Hier, j’ai vu une scène qui restera gravée en moi. Madame Lefebvre racontait ses souvenirs de jeunesse à Ombre. Le chat la fixait intensément et, soudain, il ouvrit la gueule dans son fameux « cri » muet. Madame Lefebvre ne sursauta pas. Elle sourit doucement et lui chuchota : — Je sais, mon grand. Moi aussi, je t’aime.

Parce que parfois, les appels au secours les plus désespérés ne s’entendent pas avec les oreilles. Ils se ressentent, d’un cœur à l’autre, dans le silence d’une ville qui ne dort jamais.

Auteur inconnu

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